Retranscription d'une lettre à son frère Théo (juin 1880)
Mon cher Theo,
C’est un peu à contrecoeur que je t’écris, ne l’ayant pas fait depuis si longtemps et cela pour mainte raison. Jusqu’à un certain point tu es devenu pour moi un étranger et moi aussi je le suis pour toi, peutêtre plus que tu ne penses, peutêtre vaudrait il mieux pour nous ne pas continuer ainsi. Il est possible que je ne t’aurais pas même écrit maintenant si ce n’était que je suis dans l’obligations, dans la nécessité de t’écrire. Si, dis je, toi-même, tu ne m’eusses pas mis dans cette nécessité-là. J’ai appris à Etten que tu avais envoyé cinquante francs pour moi, hé bien, je les ai acceptées. Certainement à contre coeur, certainement avec un sentiment assez mélancolique mais je suis dans un espèce de cul-de-sac ou de gâchis, comment faire autrement.
Et c’est donc pour t’en remercier que je t’écris.
Je suis comme tu le sais peut-être de retour dans le Borinage, mon pere me parlait de rester plutôt dans le voisinage d’Etten, j’ai dit non et je crois avoir agi ainsi pour le mieux. Involontairement je suis devenu plus ou moins dans la famille un espèce de personnage impossible et suspect, quoi qu’il en soit quelqu’un qui n’a pas la confiance, en quoi donc pourrais-je en aucune manière être utile à qui que ce soit.
C’est pourquoi qu’avant tout, je suis porté à le croire, c’est avantageux et le meilleur parti à prendre et le plus raisonnable que je m’en aille et me tienne à distance convenable, que je sois comme n’étant pas. Ce qu’est la mue pour les oiseaux, le temps où ils changent de plumage, cela c’est l’adversité ou le malheur, les temps diffciles pour nous autres êtres humains. On peut y rester dans ce temp de mue, on peut aussi en sortir comme renouvelé, mais toutefois cela ne se fait pas en public, c’est guère amusant, c’est pas gai donc il s’agit de s’éclipser. Bon, soit. Maintenant, quoique cela soit chose d’une diffculté plus ou moins déséspérante de regagner la confiance d’une famille toute entière, peutêtre pas entièrement dépourvue de préjugés et autres qualités pareillement honorables et fashionables, toutefois je ne désespère pas tout à fait que peu à peu, lentement et surement, l’entente cordiale soit retablie avec un tel et un tel autre.
Aussi est-il qu’en premier lieu je voudrais bien voir que cette entente cordiale, pour ne pas dire davantage, soit retablie entre mon père et moi et puis j’y tiendrais également beaucoup qu’elle se retablisse entre nous deux. Entente cordiale vaut infiniment mieux que malentendu.
Je dois maintenant t’ennuyer avec certaines choses abstraites, pourtant je voudrais bien que tu les entendes avec patience.
Moi je suis un homme à passions, capable de et sujet à faire des choses plus ou moins insensées dont il m’arrive de me repentir plus ou moins. Il m’arrive bien de parler ou d’agir un peu trop vite lorsqu’il vaudrait mieux attendre avec plus de patience. Je pense que d’autres personnes peuvent aussi quelquefois faire pareilles imprudences. Maintenant cela étant, que faut il faire, doit on se considérer comme un homme dangereux et incapable de quoi que ce soit. Je ne le pense pas. Mais il s’agit de tâcher par tout moyen de tirer de ces passions même un bon parti. Par exemple pour nommer une passion entre autres, j’ai une passion plus ou moins irrésistible pour les livres et j’ai le besoin de m’instruire continuellement, d’étudier si vous voulez, tout juste comme j’ai besoin de manger mon pain. Toi tu pourras comprendre cela. Lorsque j’etais dans un autre entourage, dans un entourage de tableaux et de choses d’art, tu sais bien que j’ai alors pris pour cet entourage-là une violente passion qui allait jusqu’à l’enthousiasme. Et je ne m’en repens pas, et maintenant encore loin du pays, j’ai souvent le mal du pays pour le pays des tableaux.
Tu te rappelles peut-être bien que j’ai bien su (et il se peut bien que je le sache encore) ce que c’etait que Rembrandt ou ce que c’était que Millet ou Jules Dupré ou Delacroix ou Millais ou M. Maris.
Bon – maintenant je n’ai plus cet entourage-là – pourtant ce quelque chose qui s’appelle âme, on prétend que cela ne meurt jamais et que cela vit toujours et cherche toujours et toujours et toujours encore.
Au lieu donc de succomber au mal du pays je me suis dit, le pays ou la patrie est partout. Au lieu donc de me laisser aller au désespoir j’ai pris le parti de mélancholie active pour autant que j’avais la puissance d’activité, ou en d’autres termes j’ai préféré la mélancholie qui espère et qui aspire et qui cherche à celle qui morne et stagnante désespère. J’ai donc étudié plus ou moins sérieusement les livres à ma portée tels que la Bible et la révolution Française de Michelet et puis l’hiver dernier Shakespeare et un peu V. Hugo et Dickens et Beecher Stowe et puis dernièrement Eschyle et puis plusieurs autres moins classiques, plusieurs grands petits maîtres. Tu sais bien que tel qu’on range parmi les petits ? maîtres s’appelle Fabricius ou Bida.
Maintenant celui qui est absorbé en tout cela quelque fois est choquant, shocking, pour les autres et sans le vouloir pèche plus ou moins contre certaines formes et usages et convenances sociales. Pourtant c’est dommage quand on prend cela de mauvaise part. Par exemple tu sais bien que souvent j’ai negligé ma toilette, cela je l’admets et j’admets que cela est shocking.
Mais voici, le gêne et la misère y sont pour quelque chose et puis un découragement profond y est aussi pour quelque chose et puis c’est quelquefois un bon moyen pour s’assurer la solitude nécessaire pour pouvoir approfondir plus ou moins telle ou telle étude qui vous préoccupe. Une étude très nécessaire cela est la médecine, à peine est ce un homme qui ne cherche pas à en savoir tant soit peu, qui ne cherche pas à comprendre au moins de quoi il s’agit et voila je n’en sais encore rien du tout. Mais tout cela absorbe, mais tout cela préoccupe, mais tout cela vous donne à rêver, à songer, à penser.
Voilà maintenant que déjà depuis 5 ans peut-être, je ne le sais pas au juste, je suis plus ou moins sans place, errant çà et là. Vous dites maintenant, depuis telle et telle époque tu as baissé, tu t’es éteint, tu n’as rien fait. Cela est-il tout à fait vrai ?
Il est vrai que j’ai tantôt gagné ma croûte de pain, tantôt tel ami me l’a donné par grâce, j’ai vécu comme j’ai pu, tant bien que mal comme cela allait, il est vrai que j’ai perdu la confiance de plusieurs, il est vrai que mes affaires pécuniaires sont dans un triste état, il est vrai que l’avenir est pas mal sombre, il est vrai que j’aurais pu mieux faire, il est vrai que tout juste pour gagner mon pain j’ai perdu du temps, il est vrai que mes études sont elles mêmes dans un état assez triste et désesperant et qu’il me manque plus, infiniment plus que je n’ai.– Mais cela s’appelle-t-il baisser et cela s’appelle-t-il ne rien faire.
Tu diras peut-être, mais pourquoi n’as tu pas continué comme on aurait voulu que tu eusses continué, par le chemin de l’université.
Je ne répondrai rien là-dessus que ceci, cela coûte trop cher et puis cet avenir-là était pas mieux que celui d’à présent sur le chemin où je suis. Mais dans le chemin où je suis je dois continuer, si je ne fais rien, si je n’étudie pas, si je ne cherche plus, alors je suis perdu, alors malheur à moi. Voilà comme j’envisage la chose, continuer continuer, voilà ce qui est nécessaire.
Mais quel est ton but définitif, diras-tu ? Ce but devient plus défini, se dessinera lentement et surement comme le croquis devient esquisse et l’esquisse tableau, à fur et à mesure qu’on travaille plus sérieusement, qu’on creuse davantage l’idée d’abord vague, la premiere pensée fugitive et passagère, à moins qu’elle devienne fixe.
Tu dois savoir qu’avec les évangelistes cela est comme avec les artistes. Il y a une vieille école académique souvent exécrable, tyrannique, l’abomination de la désolation enfin – des hommes ayant comme une armure, une cuirasse d’acier de préjugés et de conventions. Ceux-là, quand ils sont à la tête des affaires, disposent des places et par système de circumlocution cherchent à maintenir leur protégés et à en exclure l’homme naturel.
Leur Dieu c’est comme le Dieu de l’ivrogne Falstaff de Shakespeare « le dedans d’une église », « the inside of a church » ; en vérité certains messieurs évangeliques ? ? ? se trouvent par étrange rencontre (peut être seraient ils eux mêmes, s’ils étaient capable d’émotion humaine, un peu surpris) se trouvent plantés au même point de vue que l’ivrogne type en fait de choses spirituelles. Mais il est peu à craindre que jamais leur aveuglement se change en clairvoyance làdessus.
Cet état de choses a son mauvais côté pour celui qui n’est pas d’accord avec tout cela et qui de toute son âme et de tout son coeur et avec toute l’indignation dont il est capable proteste là contre.
Pour moi je respecte les académiciens qui ne sont pas comme ces academiciens-là, mais les respectables sont plus clairsemés qu’on ne croirait à première vue. Maintenant une des causes pourquoi maintenant je suis hors de place, pourquoi pendant des années j’ai été hors de place, cela est tout bonnement parceque j’ai d’autres idées que les messieurs qui donnent les places aux sujets qui pensent comme eux.
C’est pas une simple question de toilette comme on me l’a hypocritement reproché, c’est question plus serieuse que cela, je t’en assure.
Pourquoi je te dis tout cela – non pas pour me plaindre, non pas pour m’excuser sur ce en quoi je puis avoir plus ou moins tort, mais tout simplement pour te dire ceci : Lors de ta dernière visite l’été passé lorsque nous nous sommes promenés à deux près de la fosse abandonnée qu’on appelle La Sorcière, tu m’as rappelé qu’il y avait un temps où nous étions aussi à nous promener à deux près du vieux canal et moulin de Ryswyk, et alors, disais tu, nous étions d’accord sur bien des choses, mais, as-tu ajouté – depuis lors tu as bien changé, tu n’es plus le même. Hé bien, cela n’est pas tout à fait ainsi, ce qui a changé c’est qu’alors ma vie etait moins diffcile et mon avenir moins sombre en apparence, mais quant-à l’intérieur, quant à ma manière de voir et de penser, cela n’a pas changé. Seulement si en effet il y aurait changement, c’est que maintenant je pense et je crois et j’aime plus sérieusement ce qu’alors aussi déjà je pensais, je croyais et j’aimais.
Ce serait donc un malentendu si tu persisterais à croire que par exemple maintenant je serais moins chaleureux pour Rembrandt ou Millet ou Delacroix ou qui ou quoi que ce soit car c’est le contraire. Seulement voyez vous, il y a plusieurs choses qu’il s’agit de croire et d’aimer, il y a du Rembrandt dans Shakespeare et du Corrège ou du Sarto en Michelet et du Delacroix dans V. Hugo, et dans Beecher Stowe il y a de l’Ary Scheffer. Et dans Bunyan il y a du M. Maris ou du Millet, une realité pour ainsi dire plus reelle que la réalité mais il faut savoir le lire, alors il y a là-dedans l’inouï et il sait dire des choses inexprimables, et puis il y a du Rembrandt dans l’Evangile ou de l’Evangile dans Rembrandt, comme on veut, cela revient plus ou moins au même, pourvu qu’on entende la chose en bon entendeur, sans vouloir la détourner en mauvais sens et si on tient compte des equivauts des comparaisons qui n’ont pas la pretention de diminuer les merites des personalités originales.
Si maintenant tu peux le pardonner à un homme d’approfondir les tableaux, admets aussi que l’amour des livres est aussi sacré que celui de Rembrandt, et même je pense que les deux se complètent.
J’aime fort le portrait d’homme par Fabricius qu’un certain jour, nous promenant aussi à deux, nous avons longtemps regardé au musée d’Harlem. Bon mais j’aime tout autant « Richard Cartone » de Dickens dans son Paris & Londres en 1793 et je pourrais te montrer d’autres figures etrangement saisissante dans d’autres livres encore avec ressemblance plus ou moins frappante. Et je pense que Kent, un homme dans King Lear de Shakespeare, est tout aussi noble et distingué personnage que telle figure de Th. de Keyser, quoique Kent et King Lear sont sensés avoir vecu longtemps auparavant. Pour ne pas en dire davantage, Mon Dieu, comme cela est-il beau. Shakespeare, qui est mysterieux comme lui, sa parole et sa manière de faire équivaut bien tel pinceau frémissant de fièvre et d’émotion. Mais il faut apprendre à lire comme on doit apprendre à voir et apprendre à vivre.
Donc tu ne dois pas penser que je renie ceci ou cela, je suis un espece de fidèle dans mon infidélité et quoiqu’étant changé je suis le même et mon tourment n’est autre que ceci, à quoi pourrais-je être bon, ne pourrais je pas servir et être utile en quelque sorte, comment pourrais j’en savoir plus long et approfondir tel et tel sujet.Vois-tu, cela me tourmente continuellement et puis on se sent prisonnier dans le gêne, exclus de participer à telle ou telle oeuvre, et telles et telles choses nécessaires sont hors de la portée. A cause de cela on n’est pas sans mélancolie, puis on sent des vides là où pourraient être amitié et hautes et sérieuses affections et on sent le terrible découragement ronger à l’énérgie morale même et la fatalité semble pouvoir mettre barrière aux instincts d’affection, ou une marée de dégoût qui vous monte. Et puis on dit, Jusqu’à quand mon Dieu ! Bon, que veuxtu, ce qui se passe en dedans cela paraît-il en dehors. Tel a un grand foyer dans son âme et personne n’y vient jamais se chauffer et les passants n’en aperçoivent qu’un petit peu de fumée en haut par la cheminée et puis s’en vont leur chemin. Maintenant voilà, que faire, entretenir ce foyer en dedans, avoir du sel en soi-même, attendre patiemment – pourtant avec combien d’impatience, attendre l’heure dis je, où quiconque voudra viendra s’y assoir, demeurera là, qu’en sais je. Que quiconque croit en Dieu attende l’heure qui viendra tôt ou târd.
Maintenant pour le moment toutes mes affaires vont mal à ce qui parait et cela a été déjà ainsi pour un temps pas tout à fait inconsidérable, et cela peut encore rester comme cela pour un avenir de plus ou moins longue durée, mais il se peut qu’après que tout a semblé aller de travers tout aille mieux ensuite. Je n’y compte pas, peut-etre cela n’arrivera-t-il pas mais en cas qu’il y vînt quelque changement pour le mieux je compterais cela comme autant de gagné, j’en serais content, je dirais, enfin ! voilà pourtant, il y avait donc quelque chose.
Mais diras tu, pourtant, tu es un être exécrable puisque tu as des idées impossibles de religion et des scrupules de conscience puériles. Si j’en ai d’impossibles ou de puériles, puissé j’en être delivré, je ne demande pas mieux. Mais voici à peu près où j’en suis sur ce sujet. Vous trouverez dans le philosophe sous les toits de Souvestre comment un homme du peuple, un simple ouvrier, tres misérable si on veut, se représentait la patrie, « Tu n’as peut-être jamais pensé à ce que c’est que la patrie, reprit-il, en me posant une main sur l’épaule ; c’est tout ce qui t’entoure, tout ce qui t’a élevé et nourri, tout ce que tu as aimé. Cette campagne que tu vois, ces maisons, ces arbres, ces jeunes filles qui passent là en riant, c’est la patrie ! les lois qui te protègent, le pain qui paye ton travail, les paroles que tu échanges, la joie et la tristesse qui te viennent des hommes et des choses parmi lesquels tu vis, c’est la patrie ! La petite chambre où tu as autrefois vu ta mère, les souvenirs qu’elle t’a laissés, la terre où elle repose, c’est la patrie ! tu la vois, tu la respires partout ! Figure toi, tes droits et tes devoirs, tes affections et tes besoins, tes souvenirs et ta reconnaissance, réunis tout ça sous un seul nom et ce nom sera la patrie. »
Maintenant de même est-il que tout ce qui est véritablement bon, et beau de beauté intérieure, morale, spirituelle et sublime dans les hommes et dans leurs oeuvres, je pense que cela vient de Dieu et que tout ce qu’il y a de mauvais et de méchant dans les oeuvres des hommes et dans les hommes, cela n’est pas de Dieu et Dieu ne trouve pas cela bien non plus. Mais involontairement je suis toujours porté à croire que le meilleur moyen pour connaître Dieu c’est d’aimer beaucoup. Aimez tel ami, telle personne, telle chose, ce que tu voudras, tu seras dans le bon chemin pour en savoir plus long après, voilà ce que je me dis. Mais il faut aimer d’une haute et d’une serieuse sympathie intime, avec volonté, avec intelligence et il faut toujours tâcher d’en savoir plus long, mieux et davantage. Cela mène à Dieu, cela mène à la foi inébranlable. Quelqu’un, pour citer un exemple, aimera Rembrandt, mais sérieusement, il saura bien qu’il y a un Dieu celui-là, il y croira bien. Quelqu’un approfondira l’histoire de la Révolution francaise – il ne sera pas incrédule, il verra que dans les grandes choses aussi il y a une puissance souveraine qui se manifeste.
Quelqu’un aurait assisté pour un peu de temps seulement au cours gratuit de la grande université de la misère et aurait fait attention aux choses qu’il voit de ses yeux et qu’il entend de ses oreilles et aurait réfléchi là-dessus, il finira aussi par croire et il en apprendrait peut être plus long qu’il ne saurait dire.
Cherchez à comprendre le dernier mot de ce que disent dans leurs chef d’oeuvre les grands artistes, les maîtres sérieux, il y aura Dieu là-dedans. Tel l’a écrit ou dit dans un livre et tel dans un tableau.
Puis lisez la Bible tout bonnement et L’Evangile, c’est que cela donne à penser et beaucoup à penser et tout à penser, hé bien pensez ce beaucoup, pensez ce tout, cela relève la pensée au-dessus du niveau ordinaire malgré vous. Puisque l’on sait lire, qu’on lise donc !
Maintenant, après, par moments on pourrait bien être un peu abstrait, un peu rêveur, il y en a qui deviennent un peu trop abstraits, un peu trop rêveurs, cela m’arrive à moi peutêtre mais c’est la faute à moi. Puis après tout, qui sait, n’y avait-il de quoi, c’était pour telle ou telle raison que j’étais absorbé, préoccupé, inquiet, mais on remonte de cela. Le rêveur tombe quelquefois dans un puits mais après on dit qu’il en remonte.
Et l’homme abstrait, il a sa présence d’esprit aussi par moments, comme par compensation. C’est quelque fois un personnage qui a sa raison d’être pour telle et telle raison qu’on ne voit pas toujours au premier moment, ou qu’on oublie par abstraction le plus souvent involontairement.Tel qui a longtemp roulé comme ballotté sur une mer orageuse arrive enfin à destination, tel qui a semblé bon à rien et incapable à remplir aucune place, aucune fonction, finit par en trouver une, et actif et capable d’action se montre tout autre qu’il n’avait semblé au premier abord.
Je t’écris un peu au hasard ce qui me vient dans ma plume, j’en serais bien content si en quelque sorte tu pourrais voir en moi autre chose qu’un espèce de faitnéant. Puisqu’il y a faitneant et faitnéant qui forment contraste. Il y a celui qui est fainéant par paresse et lâcheté de caractère, par la bassesse de sa nature. Tu peux si tu juges bon me prendre pour un tel. Puis il y a l’autre faitnéant, le faitnéant bien malgré lui, qui est rongé intérieurement par un grand désir d’action, qui ne fait rien parce qu’il est dans l’impossibilité de rien faire puisqu’il est comme en prison dans quelque chose, parce qu’il n’a pas ce qu’il lui faudrait pour être productif, parceque la fatalité des circonstances le réduit à ce point. Un tel ne sait pas toujours lui-même ce qu’il pourrait faire mais il sent par instinct, pourtant je suis bon à quelque chose ! Je me sens une raison d’être ! Je sais que je pourrais être un tout autre homme ! A quoi donc pourrais je être utile, à quoi pourrais je servir ! il y a quelque chose au dedans de moi, qu’est ce que c’est donc ! Cela, est un tout autre fainéant, tu peux si tu juges bien me prendre pour un tel.
Un oiseau en cage au printemp sait fortement bien qu’il y a quelque chose à quoi il serait bon, il sent fortement bien qu’il y a quelque chose à faire mais il ne peut le faire, qu’est ce que c’est, il ne le se rappelle pas bien, puis il a des idees vagues et se dit « les autres font leurs nids et font leurs petits et élèvent la couvée », puis il se cogne le crâne contre les barreaux de la cage. Et puis la cage reste là et l’oiseau est fou de douleur. «Voila un fainéant » dit un autre oiseau qui passe – celui là c’est un espèce de rentier. Pourtant le prisonnier vit et ne meurt pas, rien ne parait en dehors de ce qui se passe en dedans, il se porte bien, il est plus ou moins gai au rayon de soleil. Mais vient la saison des migrations. Accès de melancolie – mais, disent les enfants qui le soignent, dans sa cage il a pourtant tout ce qu’il lui faut – mais lui de regarder au dehors le ciel gonflé chargé d’orage et de sentir la révolte contre la fatalité en dedans de soi. Je suis en cage, je suis en cage et il ne me manque donc rien, imbéciles ! j’ai tout ce qu’il me faut moi ! Ah de grâce, la liberté, être un oiseau comme les autres oiseaux !
Tel homme faitnéant ressemble à tel oiseau fainéant. Et les hommes sont souvent dans l’impossibilité de rien faire, prisonniers dans je ne sais quelle cage horrible horrible, tres horrible. Il y a aussi, je le sais, la délivrance, la délivrance tardive. Une reputation gâtée à tort ou à raison, le gêne, la fatalité des circonstance, le malheur, cela fait des prisonniers.
On ne saurait toujours dire ce que c’est qui enferme, ce qui mure, ce qui semble enterrer, mais on sent pourtant je ne sais quelles barres, je ne sais quelles grilles – des murs.
Tout cela est ce imaginaire, fantaisie. Je ne le pense pas ; et puis on se demande, Mon Dieu est ce pour longtemps, est ce pour toujours, est ce pour l’éternité.
Sais-tu, ce qui fait disparaître la prison c’est toute affection profonde, sérieuse. Etre amis, être frères, aimer, cela ouvre la prison par puissance souveraine, par charme trèspuissant. Mais celui qui n’a pas cela demeure dans la mort. Mais là où la sympathie renait, renait la vie.
Puis la prison quelque fois s’appelle Préjugé, malentendu, ignorance fatale de ceci ou de cela, méfiance, fausse honte.
Mais pour parler d’autre chose, si moi j’ai baissé, d’un autre côté tu as monté. Et si moi j’ai perdu des sympathies, toi tu en as gagnés. Voilà ce dont je suis content, je le dis en vérité et cela me réjouira toujours. Si tu étais peu sérieux et peu profond je pourrais craindre cela ne durera pas mais puisque je pense que tu es très sérieux et très profond je me sens porté à croire que cela durera.
Seulement s’il te devenait possible de voir en moi autre chose qu’un faitnéant de la mauvaise espèce j’en serais bien aise.
Puis si jamais je pourrais faire quelque chose pour toi, t’être utile en quelque chose, sache que je suis à ta disposition. Si j’ai accepté ce que tu m’as donné, tu pourrais de même, en cas que de manière ou d’autre je pourrais te rendre service, me le demander, j’en serais content et je le considérerais comme une marque de confiance. Nous sommes assez éloigné l’un de l’autre et nous pouvons avoir à certains égards des manières de voir différentes mais néamoins à telle heure un tel jour l’un pourrait rendre service à l’autre. Pour aujourd’hui je te serre la main en te remerciant encore de la bonté que tu as eue pour moi.
Si maintenant plus tôt ou plus tard tu voudrais m’écrire, mon adresse est chez Ch. Decrucq Rue du Pavillon 8 à Cuesmes, près de Mons, et saches qu’en écrivant tu me feras du bien.
bien à toi
Vincent